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Dans l’atmosphère de liesse qui baignait Thartesse, personne ne se préoccupa de ces serviteurs transportant deux grosses malles en direction du port. La mort dans l’âme, Oharis les fit charger sur l’Hedreen, dont presque tous les passagers étaient descendus à terre. Seuls restaient à bord les hommes d’équipage et la légion des Braves. Sitôt que les petites filles effrayées eurent été libérées de leurs prisons, elles se mirent à pleurer, réclamant leur mère. Mélina, mise au courant des derniers événements par le commandant, se chargea d’elles.
Oharis dépêcha ensuite ses hommes disponibles afin de ramener tous les Poséidoniens à bord dans la plus grande discrétion. Par chance, la foule n’accordait guère d’attention au navire des visiteurs ; on attendait avec impatience la grande inauguration du temple dédié aux Titans.
Les argontes et les sénateurs de retour sur le navire s’étonnèrent et exigèrent des explications. Ils n’avaient décelé aucun signe d’hostilité de la part des autochtones. Apparemment, le peuple n’était au courant de rien. Mais on ne pouvait mettre en doute la parole des Titans : depuis la création de l’Empire, toutes leurs prédictions s’étaient avérées.
S’il s’en était tenu à la seule raison, Oharis en aurait conclu que son frère s’était imaginé ce piège. Cependant le temps lui avait appris à vouer à Astyan une confiance aveugle. Il vérifia lui-même les armes lourdes dissimulées sur les trois ponts inférieurs ; une simple manœuvre et elles seraient prêtes à cracher la mort. Il lui répugnait d’avoir à les utiliser, mais il obéirait.
Astyan ne s’était pas trompé en confiant le commandement de l’Hedreen à son frère. Celui-ci disposait d’un réel talent de meneur d’hommes et jouissait de la part de ses marins d’une estime solide et d’une confiance absolue. Peu avant midi, tous les Poséidoniens avaient regagné le navire. Certains manifestèrent leur mécontentement, surtout parmi les plus jeunes ; le peuple de Thartesse faisait lui aussi partie de l’Atlantide ; pourquoi alors ne pas soupçonner tous les autres royaumes, toutes les colonies ? Le vieil Oldma se chargea de calmer les esprits. Il était indispensable que l’ennemi ne se doutât de rien.
Le retour des argontes au navire n’avait rien d’anormal ; ils devaient se préparer pour la cérémonie de l’après-midi. Cependant Oharis nota que de nombreux gardes s’étaient rassemblés par petits groupes aux alentours du vaisseau, qu’ils observaient discrètement. Suivant le plan d’Astyan à la lettre, il fit remplacer les personnalités de la suite des Titans par les Braves, ceux-là mêmes qu’Astyan avait formés depuis plusieurs mois. Tous connaissaient parfaitement leur rôle. Au nombre d’une vingtaine, ils comptaient quelques jeunes femmes parmi eux, toutes de redoutables guerrières, dont on avait artificiellement vieilli les traits afin de les faire passer pour des argontes.
Lorsque les Braves, grimés, quittèrent le bord pour regagner le palais où logeaient Astyan et Anéa, Oharis remarqua le soulagement des capitaines thartessiens. Mais se souciaient-ils seulement de la bonne organisation de l’accueil, ou bien craignaient-ils un départ précipité des invités ? L’attitude des soldats était bizarre. Oharis regretta de ne pas posséder les dons de clairvoyance de son frère, qui lui auraient permis de sonder leurs esprits.
Pour donner le change, il fit affaler les dernières voiles dont les gabiers réparaient les vergues. Il constata alors que plusieurs hommes d’armes quittèrent le port. Coïncidence, ou étaient-ils rassurés ? Le navire ne pouvait s’enfuir rapidement sans sa voilure. Mais Oharis savait ce qu’il faisait.
Au palais, le cortège commençait à se former. On avait pris une collation dans les jardins suspendus qui dominaient la ville. Ashertari faisait preuve d’un enthousiasme qui la faisait paraître plus jeune et plus belle que jamais. Anéa, troublée par l’innocence qui se dégageait d’elle, se prenait par instants à douter. Si elle n’avait découvert la vérité dans l’esprit d’Astyan, elle aurait cru à une hallucination de sa part. Mais elle avait vu les bombes à l’uraan, à présent inoffensives, et elle avait aussi compris la terrible raison d’être de la structure en spirale double. Alors elle calqua son attitude sur celle de sa sœur – une hypocrisie consommée.
Lorsque les faux argontes poséidoniens eurent rejoint la foule dense qui déjà se bousculait sur la route menant au temple, le convoi se mit lentement en marche. Le temple dédié aux Titans se dressait au nord-est, sur une éminence rocheuse qui dominait la cité. Depuis le milieu du jour, une foule de curieux s’était massée sur la route qui y menait, spécialement construite pour l’occasion. On voulait voir les Titans, le roi, les grands dignitaires. Certains s’interrogeaient sur la présence en si grand nombre de gardes impériaux, mais c’était sans doute pour faire honneur aux demi-dieux.
En tête venait une cohorte de prêtres de toutes les congrégations, de celles qui adoraient Selehn, la Lune, jusqu’aux grands serviteurs de Raâ, le dieu-soleil. Ensuite venait la cour de Thartesse. Dans un char tiré par quatre chevaux blancs, le vieux roi Arganthos précédait ses invités, les deux Titans, suivis des membres de leur propre suite. Astyan et Anéa avaient revêtu des habits sobres, affichant ainsi la simplicité qui était la leur depuis toujours. Saïth et Ashertari leur tenaient compagnie, multipliant les paroles aimables et les compliments. Anéa, souriante, se rendait compte à présent à quel point toute cette chaleur sonnait faux. Comme elle avait été naïve de ne pas s’en apercevoir plus tôt. Mais le visage de cette sœur qui lui ressemblait tant continuait à la troubler ; l’affection et la tendresse que l’autre lui témoignait semblaient si sincères, si profondes. Sans l’avertissement d’Astyan, elle serait tombée sans méfiance dans le piège ignoble qu’on leur avait tendu. Pour la première fois, la Titanide découvrait combien l’âme humaine pouvait se révéler noire. Alors elle jouait le jeu, s’extasiant sur la beauté du paysage, la splendeur des fleurs dont on avait jalonné la route menant au temple.
Enfin la procession parvint devant le vaste édifice en forme de pyramide à sept pans, dont le sommet se parait d’un polyèdre de cristal, étincelant sous le soleil. Seuls les grands dignitaires et les hauts fonctionnaires du royaume étaient admis à l’intérieur de l’édifice – ce qui avait provoqué toutes sortes de petites intrigues de cour. Les guerriers étaient toujours présents. Ils s’écartèrent pour laisser le passage au roi et à ses invités. Après une longue cérémonie au cours de laquelle les grands prêtres de chaque divinité firent des incantations dans le vieux langage atlante, l’assemblée pénétra à l’intérieur.
Depuis la passerelle de l’Hedreen, Oharis surveillait, à l’aide d’une longue-vue, la progression du cortège. Lorsque celui-ci parvint à proximité du temple, le jeune homme donna l’ordre de rompre discrètement les amarres. Puis il attendit que les personnalités aient pénétré à l’intérieur de l’édifice, et lança la manœuvre de départ.
Le grand navire s’écarta du quai, à la stupéfaction des quelques badauds restés sur place. Les voiles n’avaient même pas été larguées. Les quatre grands mâts demeuraient vides comme les branches des arbres en hiver. Et pourtant le vaisseau se déplaçait, sans qu’aucun bruit de moteur ne se fit entendre. Les curieux s’interrogèrent sur ce prodige.
Ils ignoraient qu’Astyan avait fait équiper l’Hedreen de moteurs à l’uraan, parfaitement silencieux, qui lui procuraient un second moyen de propulsion, bien plus puissant que le premier, et lui offraient une autonomie quasiment sans limites. Surpris, les gardes thartessiens demeurés sur les quais ne savaient comment réagir. Puis un capitaine plus malin que les autres comprit qu’il se passait quelque chose d’anormal, et donna des ordres pour que les tours qui commandaient l’accès du port tentassent d’arrêter le navire. Crachant des ordres dans un système de communication par ondes, il ordonna de mettre les canons en batterie. Mais le navire avait déjà acquis une vitesse surprenante.
Oharis fit pousser les machines à pleine puissance, et constata avec soulagement que les petits navires de pêche qui encombraient la rade ne pourraient en aucun cas s’opposer à son départ. De fait, aucun d’eux ne bougea. Soudain un tir de semonce jaillit des tours situées aux extrémités des rades. Deux boulets vinrent s’abattre dans l’eau, en avant de la proue de l’Hedreen. Ainsi Astyan ne s’était-il pas trompé : l’invitation était un piège. Oharis fit ralentir le vaisseau, afin de tromper l’ennemi et de lui faire croire qu’il renonçait à s’enfuir. Puis deux tourelles apparurent sur l’avant du navire. Sur l’ordre du commandant, les servants armèrent d’énormes canons lance-éclairs et tirèrent sans sommation. La précision du tir stupéfia les Thartessiens demeurés à quai : les deux tours s’embrasèrent littéralement. L’instant d’après elles s’effondrèrent dans un fracas épouvantable.
Oharis relança les machines. Propulsé par un fin réseau de coussins d’air, le grand navire sembla se soulever des flots, puis accéléra et franchit la passe sous l’œil ahuri des gardes impuissants. Les remous provoqués par son sillage provoquèrent des vagues monstrueuses qui vinrent frapper les quais avec violence, malmenant les navires amarrés. Jamais on n’avait vu un vaisseau acquérir une telle vitesse en si peu de temps.
Les citadins éberlués se demandaient encore pourquoi les invités quittaient ainsi le port, lorsqu’une véritable armée de guerriers surgit de nulle part, les bousculant sans ménagement. Dans une confusion totale, des armes furent apportées. Mais déjà le navire avait doublé les digues et se dirigeait vers la haute mer.
Oharis poussa un soupir de soulagement ; devant lui s’ouvrait l’océan. Il lui suffirait d’amener l’Hedreen hors de vue de la côte et de suivre les instructions de son frère.
Soudain il lâcha un juron de dépit. Doublant le cap septentrional qui gardait l’entrée de la baie de Thartesse apparurent cinq vaisseaux de guerre puissamment armés, qui se dirigeaient vers lui avec l’intention évidente de lui couper la route.
— Que les dieux nous protègent, murmura-t-il.